Mercredi 14 novembre, matin : temps très lumineux, mais relativement frais et humide.

Je rejoins l’équipe d’Émilien ce matin, après cet épisode, j’aurais fait le tour des différents chantiers… Va être 9h, le véhicule est prêt, la broyeuse derrière. Émilien cherche son équipe des yeux, “bon, on y va!”

Nous serons 6, Yann, Omar, François et Livaye sont du voyage, Rachid s’en va avec l’équipe de Jean-Charles.

Émilien m’explique, c’est la première fois qu’on va à Bégrolles-en-Mauges cette année. Bégrolles ? Ça me rappelle quelque chose, ça sonne vendéen à mes oreilles, les grolles… non, pas les chaussures : les corbeaux! C’est ça confirme Émilien. Mais alors le Bé ?… “Ben c’est 2”. On file vers le village des deux corbeaux, près de Saint-Macaire-en-Mauges.

Quitter la route principale et s’enfoncer dans la pleine campagne… C’est paumé, au milieu de nul part. François et Omar descendent ouvrir une grille, ils poussent les 2 battants et nous voilà dans le dépôt de la commune : un non-lieu, pourrait être n’importe où. Le terrain est grand par rapport à la taille de la commune, des tas de branchages s’étalent un peu partout, faut être méthodique, les réduire, débarrasser le terrain, refaire de la place…

Ont déjà commencé à broyer là-bas, la machine est équipée de fléaux, Émilien explique que c’est moins fragile que les couteaux : “on passe presque tout dedans et l’équipe peut plus facilement alimenter en continue ; ça produit du broyat comme pour du paillage.”

 

En fait, sur ce site, c’est surtout diminuer les volumes de branches et faire disparaître le stock.
Camion arrêté, la broyeuse est aussitôt décrochée et poussée jusqu’à un tas de broyat. Le moteur est lancée et tout le monde apporte des brassées de branchages noirâtres. Ce stock est ancien… Faut démêler. Il y a un peu de tout, suffit de regarder autour pour comprendre.

François pousse des branches pour nourrir la broyeuse, elle rugit, hoquette et recrache une pluie de copeaux. Chacun son tour, chacun son dû…

 

 

 

Elle recrache du bois déchiqueté sur le tas, il augmente assez rapidement. Je finis par être fasciné par cette chose gloutonne qui semble commander des servants. Va et vient continuel pour nourrir l’ogre insatiable… Pendant ce temps Livaye continue de tirer des branches d’un tas avec son croc. Il démêle et nettoie le terrain. Va bientôt être 10h. Omar emporte une nouvelle brassée de branche et l’enfourne… De la poussière s’envole.

 

 

Le tas est bien monté… beau comme une montagne!

L’espace s’est agrandi, le sol est débarrassé des dernières branches, l’équipe s’active à finir de nettoyer le sol.

Je pars explorer, et jette un œil sur ce site mal géré : gravats, morceaux de béton, tiges métalliques, pots de fleurs, tissus plastiques tissés utilisés en espaces verts, du sable mêlé aux branches. Les gars finissent par râler… marre de trouver de tout mélangé, Livaye peste : même de la terre de jardinière par-dessus les branchages ; le travail s’en trouve compliqué et risque d’apporter des corps étrangers dans la machine.

Répétitif, le processus se poursuit pendant un long moment dans un bruit incessant, jusqu’à épuisement du gisement. Tous équipés de casques et de gilets fluos, sensation d’être dans un chantier industriel, ça me rappelle mon père qui était sondeur dans la prospection minière… Tout à coup je vois la machine projeter des morceaux de bois, elle a du mal à digérer sa nourriture. Elle a des à coups, jusqu’à un jet final et retrouve son niveau sonore de croisière… C’est presque un retour au calme, enfin tout relatif… jusqu’à la nouvelle fournée qu’elle happe goulument.

Je demande à Omar : “tu n’as pas de gilet ?”, “je suis encore à l’essai”. J’ai tendance à oublier que l’équipe est hétérogène, tout le monde n’est pas pas arrivé en même temps, Livaye, lui, est là depuis 1 an et demi, c’est le plus ancien.

10:25, pause, la machine s’arrête, soulagement, le bruit a fini par être pénible, impression de sortir d’un concert de Metal. Je me rends compte qu’il n’y a qu’Émilien qui utilise le casque antibruit. Je le mettrais tout à l’heure. Faut maintenant déplacer la broyeuse vers un autre gisement. D’abord, prendre le café.

A la fin de la pause, je prends un temps d’échange avec l’équipe, je leur parle du projet de la résidence, de mon expérience parmi les groupes, de la collecte pour laquelle je les sollicite. Mais il est temps de reprendre, suis peut-être en train de les retarder… La machine n’attend pas.

L’engin est relancé, cette fois on est dans un dépôt de broussailles bien vertes… Faut la fourche, les épines de rosiers grimpants imposent des précautions. La tache devient maintenant agricole : on s’y tient, on produit de la matière, on débite, on transforme. La machine crache vert, comme une ensileuse… Rappel de moissons anciennes quand la bateleuse triait les grains et que les moissonneurs y déposaient leurs gerbes.
Encore un gros morceau et la machine hoquette et crache en jet saccadé son vomi. Facile de tomber dans le zoomorphisme, d’y voir un corps dévorant.

11:30, visite d’un employé de la commune… Émilien le rejoint, leur conversation ne dure pas : de nouvelles consignes tombent pour l’après-midi.

11:40, le nouvel emplacement est bientôt épuisé… va falloir songer à re-déplacer la broyeuse, ériger un nouveau sommet. Machinalement mon regard s’est posé sur une forme bombée, on dirait qu’un tas de sable est là-dessous, un objet attire mon attention, un Christ, je m’en saisis. Émilien dit amusé : “on est dans les Mauges, c’est un signe.” Je repense au livre de Benacquista, à “La comedia des ratés”, avec son histoire de miracle à la fin, à ce Christ crucifié suintant le sang, tout droit sortie d’une farce, d’une comédie à l’italienne… Ici, on jauge l’improbable : apparait en ce lieu le Christ de Bégrolles !… Qu’est ce qu’il va nous raconter ? On se demande avec Omar si ce tas de sable ne serait pas le dépôt d’une tombe du cimetière local… On gamberge macabre. En tout cas, suis ravi, je vais pouvoir ramener un nouvel objet pour la collection, le premier de cette équipe !

11:55, ça s’arrête, Émilien recule le camion, l’équipe tire, pousse et accroche le broyeur… On va rentrer pour le déjeuner, l’après midi faudra aller à un nouvel endroit nourrir le monstre… François et Omar retourne à la grille, vont fermer derrière comme on refermerait un livre, à la fin de l’histoire…

 

 

 

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[ Images et textes : courtesy Gilles Bruni, « Itinérance » résidence artistique à l’Éclaircie, Cholet ]

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